Article relayé par le mouvement politique des Objecteurs de croissance : ici.
Publié en ligne par le journal Kairos : ici.
La cause de la collapsologie – « étude de l’effondrement de notre société thermo-industrielle » – semble une cause entendue par un nombre sans cesse croissant de personnes informées. On parle bien d’une fatalité, comme Pablo Servigne et Raphael Stevens le démontrent brillamment2. Si l’on se fie au modèle du club de Rome, remarquablement robuste face aux données réelles enregistrées ces 30 dernières années, cet effondrement inévitable semble imminent. Cette prise de conscience, ou cette intuition dans l’inconscient collectif est d’ailleurs partagée par un nombre suffisant de gens pour que l’on voie fleurir des livres sur le survivalisme dans toutes les librairies, liés ou non à la collapsologie. Le dossier du magazine Imagine de septembre-octobre 2017 s’intitule : « Vivre en préparant la fin du monde ». Des scénaristes, vidéastes, artistes de théâtre s’emparent du sujet. Le mouvement va jusqu’à se répandre dans les milieux pédagogiques : le livre « Comment tout peut s’effondrer »3, est fortement conseillé aux étudiants de l’école d’arts Saint-Luc, à Bruxelles.
Une notion est cependant rarement abordée : qu’adviendra-t-il de nos centrales nucléaires dans un tel contexte ? Oubli, omission fondamentale, cette question semble entourée d’un véritable tabou. Dans la seule publication en français4 fouillée et fiable que nous ayons trouvée sur le sujet, Pablo Servigne souligne que les écrits sur le nucléaire après le pétrole sont très rares, voire uniquement disponibles en anglais. Les informations qu’il nous donne sont cependant cruciales : « une perturbation brutale et rapide de nos sociétés pourrait non seulement mettre à mal les projets de démantèlement (qui financerait? qui s’en chargerait?), mais compromettre même l’arrêt d’urgence des réacteurs! En effet, rappelons qu’une centrale nucléaire est la seule installation énergétique à ne pas pouvoir être arrêtée, voire abandonnée, du jour au lendemain. Il faut des mois de travail, d’énergie et de manutention pour refroidir les réacteurs. Or, s’il y a effondrement économique, comment maintenir les techniciens et ingénieurs à leurs postes ? S’il y a une rupture d’approvisionnement en énergie, et en particulier en pétrole, les procédures d’arrêts seront-elles toutes opérationnelles ? »5Il écrit aussi, ailleurs : « Des pannes d’électricité trop longues, couplées à des ruptures d’approvisionnement en pétrole, pourraient gêner les procédures d’arrêt d’urgence. »6Le seul auteur francophone que nous ayons lu et qui aborde la question en explicitant ses conséquences concrètes écrit : « Nous ne pouvons pas laisser des centaines de réacteurs nucléaires à l’abandon fondre les uns après les autres, expulsant dans les airs et les cours d’eau une radiation mortelle. »7
Cette question est-elle cependant aussi grave ? Ne peut-on espérer, vu l’ampleur du danger potentiel, que les responsables politiques ou industriels n’aient pris les mesures nécessaires à un arrêt rapide, efficace et sans danger des réacteurs ? Il faut savoir que le simple arrêt d’urgence prévu en cas de problème le justifiant n’est qu’une mesure toute temporaire. En effet, il est encore nécessaire de refroidir continuellement le réacteur qui continue à produire 7 % de son énergie de fonctionnement8. Ce qui, vu la capacité d’un réacteur, reste énorme. Quand on sait, comme le dévoile Bouli Lanners dans son interpellation au conseil communal de Liège9 le 27 novembre 2017, que le plan fédéral pour un incident nucléaire s’arrête à INES-510 tout simplement parce qu’un incident de niveau 6 ou 7 serait d’une telle ampleur que les autorités ne pourraient le gérer, cela ne rassure pas vraiment. Et cela reste vrai avec le nouveau plan d’urgence présenté le 6 mars dernier. Les choses prennent même un aspect sacrément terrifiant quand nous savons qu’actuellement 449 réacteurs nucléaires civils sont en activité dans le monde, dont 130 en Europe (sans compter les réacteurs russes)11. L’Europe, en particulier la Belgique, présente la caractéristique d’avoir la plus grande concentration de population et de réacteurs en activité… Au vu de ces éléments, nous comprenons aisément pourquoi ce sujet redoutable semble être la bête noire de la collapsologie.
En poursuivant notre enquête au sujet de la sécurité de ces centrales, nous avons trouvé très instructif de prendre connaissance des études liées au risque terroriste. Comme partout ailleurs, l’information est plutôt confidentielle : une partie seulement des données est disponible au public. Laure Noualhat dans son documentaire12 choisit de ne pas dévoiler l’intégralité des informations récoltées au cours de leur enquête et Greenpeace France ne livre qu’un résumé de leur rapport13 sur le sujet. Ce qu’on y apprend est malgré tout déjà éloquent. Prenons par exemple la question des piscines d’entreposage du combustible. Sans entrer dans des détails techniques, il suffit de savoir qu’on y stocke du combustible usé, hautement radioactif et qui doit être refroidi par un apport constant en eau. Ces piscines sont de simples bassins sans protection particulière. La catastrophe de Fukushima a mis en évidence en 2011 le risque d’un relâchement massif de radioactivité en cas de perte durable de la capacité de refroidissement du combustible entreposé. Quand on sait que parmi les conséquences probables del’effondrement figurent descoupures de la distribution d’eau… Faut-il imaginer les employés des centrales transporter des seaux d’eau du lac ou de la rivière la plus proche pour refroidir le combustible uséet le coeur du réacteur ?Le simple bon sens suffit pour réaliser que sans pétrole abondant nous n’aurons pas à notre disposition les moyens fantastiques dont nous disposons aujourd’hui pour gérer les accidents. De plus, il ne s’agira pas d’accidents ponctuels, comme Tchernobyl ou Fukushima où l’on a pu (mal) gérer la crise, mais bien de réacteurs et de bassins de refroidissement qui se transformeraientdans des périodes rapprochéesen sources permanentes de radioactivité mortelle…
Une université autrichienne a mené une étude très poussée sur la contamination radioactive en cas d’accident majeur dans les réacteurs européens14. Pour chaque réacteur, dans 88 situations météorologiques au cours de l’année 1995, on peut voir comment les nuages radioactifs se répandraient dans toute l’Europe. Cela permet de réaliser que, dans de nombreux cas un seul réacteur,en cas d’accident majeur, aurait la capacité à lui seul d’irradier l’Europe toute entière. Or rappelons que nous avons 130 réacteurs en activité en Europe à ce jour15.
Nous n’avons pas idée de ce que représenterait au niveau mondial un accident majeur dans tous les réacteurs. Nous n’avons pas trouvé cette information (existe-t-elle seulement?) mais la question mérite d’être posée car c’est un scénario possible.Ce sujet d’une gravité extrême est insoutenable. Le sentiment d’horreur et d’impuissance qu’il suscite est sans égal.Pour citer, encore une fois, Pablo Servigne : « Je ne conseille pas d’aller plus loin… si vous voulez préserver une certaine santé mentale. Le nucléaire est un sujet vraiment abominable »16. Nous pensons quant à nous qu’il faut au contraire aller plus loin, mais autrement, par-delà ce sentiment inégalable d’horreur et d’impuissance.Rappelons-le, en matière de collapsologie, lucidité et courage sont de mise. Faisons preuve de toute la force morale et psychologique dont nous sommes capables pour affronter cette question, ne pas succomber à la tentation du déni ou du tabou et avoir l’audace de l’aborder publiquement et de la diffuser le plus largement possible. Pour reprendre les récentes paroles de Bouli Lanners : « Il faut communiquer, il faut parler, il faut diffuser, il faut que les gens sachent. Parce que quand les gens sont au courant de la réalité des choses, une nouvelle conscience collective s’installe et on peut, nous aussi, faire pression sur le gouvernement »17.
Un diagnostic clair et terrible vient d’être posé, comparable à ce qu’une personne s’entend dire lorsqu’elle est atteinte d’un cancer incurable de stade 4. Ce constat, loin de ne concerner qu’une personne isolée, s’applique à l’humanité tout entière et à l’ensemble du vivant. Mais tout comme ce malade, nous avons le droit, voire le devoir, d’en refuser l’inéluctabilité. Dans les cas de rémissions « miraculeuses » en cas de cancer avancé, deux des facteurs essentiels de guérison sont le refus de la fatalité du diagnostic (à distinguer du déni) et un engagement personnel important dans son processus de guérison18.L’espoir, après avoir eu la lucidité et le courage d’admettre les faits, n’est plus une option, c’est devenu un devoir moral, l’un des ingrédients indispensables si l’on veut conserver une petite chance de sauvegarder l’ensemble du vivant.
Quant à l’engagement personnel important dans notre processus de guérison, on peut l’envisager ainsi : à partir du moment où l’on a conscience du risque nucléaire post-effondrement, la plus grande urgence est d’obtenir l’arrêt rapide de tous les réacteurs .Mettons sans attendre toute notre énergie et notre créativité à atteindre ce but19. Le premier pas est de sortir du silence radio.
Thierry Bourgeois et Laetitia Harutunian
2Pablo Servigne et Raphaël Stevens, « Comment tout peut s’effondrer », Editions du Seuil, avril 2015
3Ibid.
4Pablo Servigne, « Le nucléaire pour l’après-pétrole », Barricade,février 2014, p. 11
5Ibid. p. 7 et 8
6Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Loc. cit., p 197
7Piero San Giorgio, « Survivre à l’effondrement économique », Editions Le Retour aux Sources, 2011 p. 179
8Propos de Gaëtan Girardin, chercheur en génie nucléaire, trouvés sur le site de l’école polytechnique fédférale de Lausanne.
9Disponible au téléchargement sur http://findunucleaire.be/echo/interpellation.htm#BL
10De l’anglais International Nuclear Event Scale, sert à mesurer la gravité d’un incident ou d’un accident nucléaire civil. Un accident de niveau 5 entraîne “un risque hors du site”. 6 ou 7 sont respectivement des accidents graves et majeurs.
11Données de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique disponibles sur https://www.iaea.org/PRIS, consulté le 16 février 2018.
12Laure Noualhat, « Sécurité nucléaire : le grand mensonge » diffusé sur Arte le 5 décembre 2017.
13Résumé du rapport – sécurité des centrales nucléaires (2017), publié le 10 octobre 2017, disponible au téléchargement sur https://www.greenpeace.fr/resume-rapport-securite-reacteurs-nucleaires-2017/
14http://flexrisk.boku.ac.at, en anglais ou en allemand.
15Site de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique, consulté le 16 février 2018, en anglais.
16Pablo Servigne, Op. cit., p. 11
17Dans « Nous ne serons jamais des potes », texte de la vidéo facebook du samedi 14 octobre 2017 de Bouli Lanners.
18Voir à ce propos l’excellent travail de compilation dans le livre de Kelly A. Turner, « Les 9 clés de la rémission », Ed. Flammarion, 2017
19En commençant par exemple par interpeller son conseil communal, voir à ce sujet le site de l’asbl Fin du Nucléaire : http://findunucleaire.be/echo/interpellation.htm
14 avril 2018
Presse